85. ÉTOILE
La sensation est incroyable. Indescriptible. Je n’ai plus de forme. Je n’ai plus de consistance. Je suis de l’énergie pure qui éclaire le tube de verre, c’est tout.
Dire que Delphine me trouvait « brillant », que dirait-elle si elle me voyait désormais pure clarté.
La centrifugeuse s’arrête et l’éprouvette est dégagée pour être rapidement recouverte d’un tissu noir.
Zeus confine ma lumière.
Un bout du tissu noir est dévoilé et je m’échappe aussitôt, mais je suis arrêté par un miroir concave qui me concentre pour que je devienne un rayon cohérent, tubulaire et droit.
Ainsi c’est à cela que servaient toutes les lentilles et les miroirs du laboratoire. Je suis désormais un rayon bien rectiligne. Recueilli par les lentilles optiques qui me concentrent encore.
En tant que rayon lumineux, je traverse un espace que je n’identifie même pas et je m’allonge. Un miroir réfléchissant apparaît et je rebondis dessus. Je forme un « V ». Puis un autre miroir me transforme en « W ».
Je m’allonge dans la pièce, concentré comme un rayon laser mais éclairant tout autour de moi.
Quand je passe près des objets, je les révèle. Mes photons, dont le nombre est illimité, rebondissent sur eux et chassent leurs ombres.
Zeus place son visage près de ma lumière et je l’éclaire.
C’est la lumière qui révèle tout. C’est elle qui transforme les êtres en images. C’est elle qui montre les couleurs et les formes.
Une lentille est placée face à mon rayon et je m’élargis en cône.
Une nouvelle lentille me concentre et je deviens un faisceau cohérent encore plus fin et plus lumineux.
Ma perception du temps change. Je suis tellement rapide que tout me semble avancer au ralenti.
Un miroir me dirige sur un triangle de cristal qui fait prisme. Ma lumière se décompose en un arc-en-ciel allant du violet au jaune en passant par le rouge, le vert, le bleu, le rose.
Ainsi dans ma lumière blanche il y avait toutes ces couleurs. Zeus est en train de me montrer tout ce que je peux faire en tant que pure lumière.
Un second prisme de cristal réunit toutes mes couleurs en un joli blanc à nouveau concentré par des lentilles optiques.
Je voyage dans le laboratoire à presque 300 000 m/s, m’élargissant sans fin, rebondissant sur des miroirs, révélant le décor et repoussant les ombres.
Au final une loupe me focalise vers un miroir concave. Tous mes photons y aboutissent. Je suis piégé. Puis un deuxième miroir concave hémisphérique vient clore ce sarcophage à lumière. Ma lumière est ainsi confinée, mais elle ne s’éteint pas.
Je tourne sur moi-même.
Au bout d’un moment se déroule un phénomène durant lequel ma boule de lumière prend consistance.
La sphère-miroir qui me contient est manipulée. J’ai l’impression que Zeus la dispose dans une catapulte. J’entends qu’il ouvre une fenêtre. Puis le mécanisme de la catapulte est actionné et la sphère-miroir est projetée dans le ciel. Je voyage dans mon sarcophage, puis soudain celui-ci ralentit.
Je dois être quelque part dans l’espace.
Alors par la seule puissance de ma pensée je tourne de plus en plus vite dans ma sphère-miroir, je chauffe, je monte en pression et je finis par faire exploser mon sarcophage.
Dehors, rien qu’un ciel avec quelques lueurs, et je comprends ma nouvelle métamorphose.
JE SUIS DEVENU UNE ÉTOILE !
Autour de moi d’autres étoiles luisent.
Toutes ces étoiles…
Serait-il possible qu’elles aient toutes connu la même histoire que la mienne ? Est-ce cela l’aboutissement de toutes les âmes évoluées ? Devenir des étoiles… ?
— Chut !
Qui a parlé ? Il m’a semblé que quelqu’un m’a dit « Chut ! ».
— Pense moins fort, ici tu peux penser doucement.
Les phrases arrivent dans mon « esprit d’étoile » directement.
— Qui me parle ?
À ce moment toutes les étoiles me répondent en chœur.
— Nous.
— Où suis-je ? Qui êtes-vous ?
— Je suis là, dit l’étoile d’Edmond Wells qui est une belle étoile jaune avec des reflets rougeâtres.
— Toi aussi tu es une étoile ?
— Bien sûr.
— Et moi aussi, dit une étoile plus rosée que je reconnais comme étant Aphrodite. En fait j’ai toujours rêvé d’être une constellation, reconnaît-elle. Maintenant mon vœu est réalisé. C’est vrai, quoi, on connaît Andromède, Hercule et Pégase grâce à leurs constellations dans le ciel du soir, mais personne ne connaissait encore la « constellation d’Aphrodite ».
Je prends conscience que la mythologie grecque a toujours signalé que les demi-dieux après leur mort se transformaient en étoiles, mais personne n’avait pensé que cela pouvait « vraiment » se réaliser.
— Et les autres ? demandé-je.
— Je suis là, annonce Orphée, petite étoile bleutée.
— Et moi je suis là, signale Œdipe, plus vert.
— Moi aussi je suis là, conclut la Moucheronne, toute jaune.
Je suis heureux de retrouver tous mes amis.
— Nous avions tous vaguement des constellations ou des étoiles à nos noms mais maintenant c’est vraiment nous, affirme Œdipe, satisfait.
— Ici c’est vraiment bien, soupire Orphée.
— Maintenant je n’ai plus peur de vieillir, affirme Aphrodite.
— Moi je me suis enfin pardonné d’avoir tué mon père et fait l’amour avec ma mère, assure Œdipe.
— Moi je me suis pardonné de m’être retourné pour voir Euridyce, complète Orphée.
— Et moi je peux enfin m’exprimer, annonce la Moucheronne.
— Alors justement, maintenant que tu peux parler, dis-moi, Moucheronne. Tu étais la chimérisation de quelle personne connue dans le passé ?
— L’amour qui t’était destiné depuis le début de ta vie de mortel. Souviens-toi lors de ta vie de Thanatonaute, Raoul t’avait révélé la femme de ta vie.
— Nathalie Kim ?
— C’est en effet l’un de mes anciens noms.
Nathalie Kim. Je me souviens. C’était ma « moitié d’orange » que j’ai refusé de rencontrer parce que j’étais avec ma femme, Rose, et que je ne voulais pas compliquer ma vie…
Elle m’a donc suivi jusqu’ici !
— Et moi j’ai enfin accès à tout le Savoir possible, dit Edmond Wells. Tous les secrets, tous les mystères, toutes les connaissances sont disponibles à nos âmes, car d’ici en tant qu’étoiles on voit tout et on comprend tout partout.
Mes amis rayonnent.
— Et le Grand Dieu qui est au-dessus de nous alors ? Le fameux 9 ? demandé-je.
— La dimension supérieure ? Eh bien elle est devant toi, répond Edmond Wells. Regarde avec tes nouveaux sens d’étoile.
— Un 9 quelque part ? Je ne vois rien.
— Regarde ce qui a la forme d’un « neuf », cela crève les yeux.
Je regarde et je ne distingue que le vide et les étoiles.
— Je ne vois rien.
— Élargis ta perception. Ne reste pas limité dans ta manière de voir habituelle.
J’élargis ma « vision » et… soudain je LE vois.
Ou plutôt je LA vois.
Car ce n’est pas « un » mais « une ».
ELLE.
Je suis abasourdi par son évidence.
Par sa majesté.
Par sa taille.
Par sa beauté.
Ses longs bras gracieux.
Je comprends ce qui est 9 et qui me crève les yeux.
La GALAXIE.
C’est elle qui nous surpasse tous. Évidemment. Ne serait-ce que par sa dimension.
— Bonjour, émet la Galaxie.
J’éprouve aussitôt un sentiment de profond respect. Étrangement je visualise la voix de cette entité comme étant celle d’une vieille femme pleine de générosité.
Je n’ose répondre tant l’émotion est immense. Je me souviens d’avoir vu jadis dans la symbolique des temples francs-maçons, au centre du triangle, un « G ». Mon ami maçon m’avait dit : « C’est le G de GADLU pour Grand Architecte De L’Univers. » De même dans la kabbale la lettre G, Guimel, représente l’« entité du dessus ». En fait quelques-uns avaient intuitivement perçu qu’il fallait utiliser cette lettre.
G comme Galaxie.
Si je le pouvais je rajouterais dans l’Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu :
9. La Galaxie. La spirale ouverte. Une pure ligne d’affection tournée vers l’extérieur. La spire de spiritualité. La dimension d’humour et d’amour tournant pour s’étirer.
C’est elle le « 9 », c’est elle la Grande Déesse. Et je la vois enfin dans toute sa majesté cosmique.
Elle communique directement avec moi, de Galaxie-Mère à « simple étoile novice incluse dans l’un de ses larges bras ».
— Ainsi toi aussi, Michael, tu es revenu. Tu as été lumière issue du Big Bang et maintenant te voici à nouveau lumière. Mais capable d’avoir ta propre clarté.
Elle m’a nommé.
— Vous me connaissez ?
— « Moi non, mais mon fils vous lit et il adore ce que vous écrivez. »
La phrase qui a bercé ma vie de Gabriel Askolein me surprend. Ma Galaxie sait plaisanter.
« Dieu est humour », disait Freddy Meyer. Il avait raison. Tout cela n’est qu’une grande blague issue d’un esprit plaisantin.
— Et en tant qu’étoile, je fais quoi ?
— Tu as peur de t’ennuyer ? N’aie crainte, tu es entouré de millions de collègues. Tu ne te sentiras plus jamais seul. D’ailleurs certaines étoiles que tu connais déjà ne sont pas très loin.
— Je suis là.
Je reconnais d’emblée cette pensée d’étoile.
— Raoul !
— Nous finissons tous ici. C’est juste un problème de temps, reconnaît-il. Tu vas voir, étoile c’est pas si mal comme « état d’âme ».
— Mais si tu es là, toi aussi, quel intérêt d’avoir remporté le jeu de la divinité ?
— Je suis arrivé juste un peu avant vous. Finalement, comme Fa dit la Galaxie, nous venons tous des étoiles et nous finissons tous en étoiles. Le reste, ce ne sont que « petites péripéties intermédiaires ». Ma victoire a accéléré mon arrivée. Maintenant, prends conscience de ta chance d’être ici sous cette forme.
J’essaie de me « sentir » moi-même, comme me le conseille mon ami.
C’est vrai que je me sens bien.
Je n’ai plus cette impatience d’avancer. Je n’ai plus cette peur de mourir. Je n’ai plus de rancœur, de blessures, de culpabilité, de crainte de me tromper. Ma détente est totale. Pourtant, une idée me préoccupe encore.
Delphine.
— Et Terre 18 ? demandé-je.
C’est Aphrodite qui me répond.
— Ne t’inquiète pas pour ta petite mortelle, la Galaxie a installé « ta » planète ici. Elle est désormais dans notre dimension. Ils n’auront plus de sphère de verre autour d’eux, ils pourront même voyager dans l’espace.
— Où est Terre 18 ? demandé-je, inquiet.
Alors la Galaxie, pour m’enlever mes derniers soucis, m’indique son positionnement stellaire et je m’aperçois qu’elle gravite autour de l’étoile Aphrodite.
— Si c’est toi, Aphrodite, le Soleil de cette planète, je te le demande, par respect pour moi, n’envoie pas de coups de Soleil à Delphine ou à notre bébé.
— Ne t’inquiète pas, j’en prendrai soin. Désormais en tant qu’étoile je suis au-delà des mesquineries d’Aeden. J’ai compris ce que c’est qu’une vraie élévation d’âme. Il me serait impossible de vouloir du mal à ton amie. Je n’ai plus la moindre once de jalousie.
Je sens qu’elle est sincère.
— Tu peux lui faire confiance, confirme la Moucheronne.
Je palpite en signe de remerciement.
— Et en tant que Soleil tu seras aussi la déesse de Terre 18 ? demandé-je à Aphrodite.
— Au sein de cette Galaxie nous avons tous collégialement décidé de faire de Terre 18 une planète-test, signale une étoile que je ne connais pas.
— Elle est désormais livrée à elle-même. Elle sera PSD, ce qui veut dire « Planète Sans Dieux ».
— Après avoir eu 144 dieux, ce qui était beaucoup, il nous semblait logique de la laisser se reposer sans le moindre intervenant, ajoute Raoul Razorback.
Cela me rappelle la question d’Edmond Wells : « Si Dieu est omnipotent et omniprésent, existe-t-il un lieu où il ne peut rien et où il n’est pas ? »
Cet endroit c’est désormais Terre 18.
Je suis cependant inquiet : s’il n’y a plus de dieu sur Terre 18, Proudhon risque de prendre le pouvoir avec sa secte, ses médias, ses groupes fanatiques et les partis extrémistes.
Les autres entendent mes pensées. Raoul répond pour eux :
— Ne t’inquiète pas, tu as fait le nécessaire. Tu as planté le germe de la résistance avec ton jeu « Le Royaume des dieux ». Les mortels reproduiront en partie simulée ton expérience divine.
— Ils liront ton livre, signale une étoile.
— Mais ils ne le comprendront pas, dis-je.
Toutes les étoiles me répondent.
— Encore tes peurs anciennes.
— Ton angoisse d’être incompris doit cesser.
— Fais-leur confiance.
— Tu n’as pas confiance en tes lecteurs ?
— S’ils ne comprennent pas immédiatement, leur propre vie entrera en résonance avec certains passages.
— Cela se fera par étapes. Chacun à son rythme.
— Ils le reliront.
— Le pouvoir des livres est grand. Tu l’as toujours su.
— Tu as utilisé ce pouvoir et tu n’y crois pas ?
— Ils finiront par comprendre.
Les étoiles parlent les unes après les autres.
— Ils finiront tous par comprendre.
— C’est cela qui empêchera Proudhon de répandre ses idées.
— Si tu ressens un doute, sache que nous pouvons voir d’ici sans ankh ce qu’il se passe là-bas, m’indique un petit Soleil un peu bleuté. Il suffit de penser à ce qu’on veut voir et on le voit. Vas-y, essaye.
Je ferme les yeux et en effet c’est comme si j’avais envoyé une caméra-sonde sur Terre 18. Je vois l’île de la Tranquillité de haut. Je vois notre maison. Je vois notre chambre. Je vois Delphine avec un enfant. Un petit garçon.
Autour, des gens construisent des maisons et installent des antennes. Ils ont bien progressé depuis mon départ.
Je déplace ma vision sur la planète et je constate que le jeu « Le Royaume des dieux » est pratiqué par plusieurs millions de personnes. Eliott a trouvé encore des slogans fantaisistes : « Et vous, à la place de Dieu, vous feriez quoi ? » ou : « Après une journée de travail rien n’est plus relaxant que de créer une planète » ou encore : « La meilleure manière de comprendre un monde est de le diriger. » « L’histoire de l’humanité ne vous plaît pas ? Essayez de faire mieux, si vous êtes si fort ! »
Pas mal.
— Grâce à ce petit jeu qui semble anodin, ils vont finir par comprendre, insiste une étoile.
Je me dis que lorsque j’étais sur Terre 1, mon Soleil avait peut-être lui aussi sa conscience. Et il nous observait. Là encore les civilisations qui invoquaient le « Dieu Soleil » comme par exemple les Aztèques ne se doutaient probablement pas à quel point elles étaient dans le vrai.
J’apprécie soudain énormément mon nouvel état stellaire.
— Je suis tellement heureux d’être ici, avoué-je. Je suis si bien d’avoir enfin rencontré ce qui couronne tout. Vous, Mère. Vous, la Galaxie qui nous englobe tous dans sa conscience protectrice.
Un temps.
— Désolé. Tu te trompes, Michael. Je ne suis pas au sommet de tout, répond la Galaxie avec sa voix de vieille dame généreuse. Il y a autre chose au-dessus de moi.
Non, pas encore ça !
Je n’ose penser la question.
— Et qu’est-ce qu’il y a au-dessus de vous ?
— Selon toi, qu’est-ce qui est au-dessus du « 9 » ?